Le visage calme, Suzanne se remettait de sa semaine mouvementée. Nous étions mardi après-midi, aujourd'hui et elle se sentait sereine. Sa décision était prise : elle allait devenir végétarienne ou, au mieux, tester les limites de sa résistance. Ce break dans son emploi du temps lui avait permis de se rendre au fleuve, où le rythme apaisant de l'eau lui apportait un doux bien-être. Tous les mardi, elle venait ici, se reposer. Non pas qu'elle eût besoin de régénérer sa pauvre enveloppe charnelle ; elle se contentait de réfléchir et de se remettre en question comme elle le faisait si souvent ces cinq derniers jours. Tout était si flou, si léger. Réfléchir lui semblait plus simple ici, dans ce lieu décontracté. Elle n'avait pas à se cacher, ici, ni à se faire passer pour ce qu'elle n'était pas – mais qu'elle désirait être si fort. Le teint blafard, les cheveux hirsutes mais dépourvus d'un quelconque défaut, elle s'assit au bord de l'eau et regarda une énième fois son reflet. Dieu, quelle était belle ! Si belle... Et pourtant si laide. Elle détestait son petit nez, adorablement mignon, et sa bouche, dont la moue grincheuse lui donnait l'air d'une enfant. Sans compter ses yeux, dont la forme parfaite rendait superbes ses prunelles d'un rouge foncé. Quelle couleur exécrable ! Jamais elle ne portait du rouge, afin de ne pas rappeler la teinte hideuse de ses yeux. De toute façon, elle n'aimait pas son image – même s'il lui était déjà arrivé d'en jouer. C'est pour cela, qu'elle avait eu son poste au Blue Lagoon, il fallait le reconnaître. Et puis, pour bien d'autre chose, cela l'avantageait. Ainsi que son odeur. Y avait-il plus dangereux que sa fragrance indescriptible ? Ce parfait équilibre entre fruits exotiques et rosée du matin, sucre et fraîcheur, à l'image de sa personnalité colorée et acidulée était si délicieux qu'un humain – et même un vampire – aurait pu en tomber à la renverse, défaillir. Son parfum, sa senteur sans égale, était peut-être même la chose qu'elle exécrait le plus.

Dans quelques années, une poignée de décennies certainement, elle aurait de magnifiques prunelles dorées, digne des plus belles gouttes de miel. Là, elle se sentirait plus belle. Plus elle-même. Peu importe que cela ne fasse pas de différences pour tel ou tel individu, Sue était persuadée que ses iris seraient la représentation de sa personnalité : dynamique, enthousiaste et pleine de fraîcheur. D'ailleurs, cette « fille » là avait disparu depuis quelques jours. Et c'est avec ce régime draconien qu'elle retrouverait celle qu'elle désirait tant revoir.

Elle songea à sa mort, rendue floue par le temps. Et à sa seconde mort, le jour où Gabriel avait disparu. Ses parents avaient été tués si injustement, trop injustement. Dépecés devant ses yeux, elle avait vu leurs derniers regards à son égard. Autant elle avait oublié les gens du village colombien, autant elle se souvenait de ces souvenirs si marquant de sa vie d'humaine. Ils étaient si difficiles à revoir. Et pourtant, elle avait rarement d'autres images en tête. Avant, cela ne l'empêchait pas de garder le sourire et de penser à autre chose mais, depuis la mort de Gabriel, elle se montrait de plus en plus négative. Son fichu trou, où elle avait été enterrée vive, et le visage de son sauveur. Il lui manquait tellement, le vide était immense. Le venin de celui qu'elle avait, à ce jour, le plus aimé, coulait dans ses veines. Depuis ce jour funeste, elle avait vécu à Hanover, et nulle part ailleurs. Sans compter le Mexique, le moment de sa vie vampirique le plus traumatisant. Tous les visages de ceux qu'elle avait tué zigzaguaient dans sa tête et la torturait. Elle ne voulait plus être cette créature immonde qu'elle avait été jadis. Une guerrière, un marchand de morts. Redoutable, aux sens affûtés et à la souffrance assez indicible pour la projeter sur les autres. Une vie mortelle mouvementée, jusqu'à la guerre du Mexique. Puis une vie à Hanover, dans un calme plat plus que déprimant. Où était passé le juste milieu qu'elle attendait avec torture ? Se faisait-il désirer ? Ou n'existait-il pas ?

« Dieu, que nous sommes injustement punis... nous, les vampires. » chuchota-t-elle les yeux perdus dans le vague, dans un médium mélancolique.