Suzanne aimait la neige, le paysage féérique que cette dernière offrait et les bonshommes de neige devant les maisons de tout un chacun. Mais elle avait une préférence pour le soleil, la lumière et la chaleur. Bien sûre, elle ne sentait pas les différences de température ; elle passait ces rares jours allongée dans la forêt, à scintiller comme un diamant, juste par plaisir. Néanmoins, ce plaisir était rare dans une région si humide et couverte. Le ciel n'offrait jamais un bleu éclatant et des nuages blancs, il gardait ces tons gris habituel. Suzy le savait pertinemment, elle ne verrait que très peu le soleil, ici. Cela lui convenait, toutefois, et elle savait profiter du peu que la nature daignait lui donner. Ainsi, jugeant une amélioration du temps, elle en supposa de même pour les températures. Il faisait encore un peu froid dehors, mais elle ne s'en rendit pas compte. Elle qui, d'ordinaire, veillait à se couvrir pour faire comme les humains, elle ne s'en préoccupa pas plus que cela. Lorsqu'elle sortit de chez elle, elle vit que tous les passants étaient couverts d'écharpes, gants, bonnets, manteaux de toute sorte. Quant à elle, elle portait une robe noire à bretelles et une petite veste en laine. Bien qu'elle ne soit pas bras-nus dans la rue, sa tenue était loin d'être de circonstance. Mais lorsqu'elle serait au Blue Lagoon, où elle travaillait depuis déjà plusieurs semaines, cela n'aurait rien de choquant. Progressant dans la rue, elle attendit de passer devant une petite ruelle qui lui servait de raccourci pour accélérer et filer à une vitesse incroyable jusqu'à la porte de derrière du Night Club. Tout ce qui s'était passé récemment n'avait plus d'importance. Elle avait appris des choses, dans cette salle où s'était déroulée la prise d'otages, mais ce genre d'incident était son quotidien. Et elle avait des problèmes plus graves à régler en ce moment. Cependant, elle resterait plus prudente vis-à-vis des humains.

Posant sa veste en laine sur le porte-manteau des employés, elle salua un à un ses collègues avec une accolade amicale. Aucun d'eux ne sentit la froideur de sa peau de marbre, ils portaient tous des vêtements chauds et ne s'attardaient pas dans ses bras. La chaleur devait être étouffante dans la salle, car chacun retirait petit à petit les couches de vêtements superficielles. Mais Sue n'avait rien à enlever, alors elle se contenta de les regarder faire. Aidant une de ses collègues à préparer le matériel, elle sortit quelques bouteilles pour prendre de l'avance. Elle eût aussi le temps de discuter avec le DJ mais dût repartir en direction du bar. Le patron l'informa qu'il manquait d'effectif ce soir et que les clients seraient nombreux, ainsi donc elle passait de simple Barmaid à Barmaid-Serveuse. Ce n'était pas pour lui déplaire, toutefois. Au lieu d'avoir l'odeur perpétuelle des humains collés au bar, elle bougerait et s'aérerait un peu.

Le monde commençait déjà à s'entasser dans l'immense salle qu'elle connaissait par cœur, bien qu'il était encore tôt. Le coup de feu serait sûrement mémorable. Même lorsqu'ils dansaient, les humains étaient d'une lenteur hilarante. Ainsi, elle eût le temps d'en examiner la plupart. Les secondes vampiriques étaient très différentes des secondes humaines et Sue avait le temps de faire la tour de la salle avant qu'un humain ne compte jusqu'à deux. Dévisageant furtivement l'entrée du club, elle aperçut un visage parasite. Un humain qui en savait sûrement trop sur elle. Là était l'inconvénient dans ce genre de situation. Devait-elle s'éclipser ce soir ? Et prétexter que le froid la rendait malade ? Si elle faisait ça, elle serait sûrement virée. Elle n'avait donc d'autre choix que de lui mentir. Ou de l'éviter. Voyant qu'il s'approchait du bar, elle prit un plateau rempli de verres de whisky et afficha une assurance et une décontraction remarquables. Après tout, qui le croirait s'il racontait cela à la police ou à quiconque ? Ce n'était donc pas un danger. Prenant tout cela bien plus à la légère, elle retrouva sa paix intérieure et s'avança en riant vers une table qui venait de faire une blague amusante sur son teint. Rien de bien méchant, juste de l'humour. Déposant les verres sur la table, elle repartit en direction du bar et fut empoignée par le jeune homme, l'otage, qu'elle avait vu précédemment. Le contact de leur peau le fit lâcher prise, la peau de Sue était glacée. La plupart des gens mettaient ça sur le compte du froid. Partant d'un rire aigu, très doux, elle lui lança un sourire amical. Et, comme si elle se sentait obligée de se justifier, elle prit la parole de sa voix hypnotique.

« Avec ce froid dehors, je suis toujours congelée. » plaisanta-t-elle.

Ce n'était qu'une excuse parmi tant d'autres, dont elle se servait à longueur de journée. Un avantage à avoir une peau si fraîche était, dans le milieu où elle travaillait, de refroidir les boissons. Aucun client ne se plaignait jamais que son soda était chaud ou à température ambiante lorsque c'était elle qui s'en occupait. Concrètement, la vampirisation offrait beaucoup de choses. Mais le prix à payer en retour était très coûteux, Suzanne le savait parfaitement.

Le jeune homme la questionna alors. Ou en tout cas fit remarquer qu'elle n'avait aucune égratignure. Cessant de rire mais gardant un sourire pétillant, elle renvoya ses sublimes cheveux en arrière et attendit qu'il finisse de parler. Il est vrai qu'il y avait de quoi s'interroger, mais elle savait déjà quoi dire. Ce n'était pas très réaliste mais elle avait préparé cette excuse depuis longtemps spécialement pour ce cas précis. Il émit l'hypothèse d'un parachute dans poche mais elle secoua la tête négativement en gloussant. Elle aurait bien joué au jeu des devinettes avec lui mais, par compassion, mit fin au suspens.

« A vrai dire, j'ai eu beaucoup de chance. Il y avait une benne à ordures en bas, et c'est la femme qui est tombée en premier, elle a amorti ma chute. Je n'en reviens toujours pas moi-même. J'étais un peu sonnée et je saignais mais finalement je suis encore là. Et toi aussi, tu te remets bien à ce que je vois. » dit-elle en désignant les restes de cicatrice du couteau.

Continuant son chemin jusqu'au bar, elle repassa de l'autre côté et reprit son travail. Rayonnante de gaieté, elle sortit un verre et servit un autre client avant de se retourner vers l'inconnu.

« C'est quoi, ton nom ? Je te sers quelque chose ? » proposa-t-elle d'un ton dégagé.

Elle s'empressa de servir en même temps tous ceux qui attendaient de quoi boire mais elle gardait les yeux rivés sur l'inconnu, dont elle ignorait toujours l'identité. D'ailleurs, elle ne l'avait pas revu à Dartmouth. Était-ce un étudiant au moins ? Si non, que faisait-il là-bas ? Suzie ne pouvait masquer son intérêt et sa curiosité, ainsi pour en avoir le cœur net, elle demanda au jeune homme les raisons de sa présence à ce malheureux accident. Car Suzanne était très physionomiste et elle se serait souvenue de lui, elle aurait su où et quand. Or, elle ne l'avait vu qu'une fois, cette fois là. Et elle ne voyait aucune raison à sa présence. La conférence traitait des différentes sciences et on lui avait déjà montré plusieurs étudiants qui s'initiaient eux aussi à cette discipline. Elle connaissait même la plupart des êtres présents lors de la prise d'otage, bien que ce ne soit que de vue. Elle les avait tous aperçu au moins une fois. Sauf l'agent du FBI. Le FBI... pourquoi traînait-il au campus ? Y avait-il un rapport avec les vampires et cette folle furieuse ? Pourtant, l'agent ne semblait guère au courant des différentes races. Suzanne cessa de réfléchir pour se replonger dans sa conversation avec le jeune homme. Ce dernier ne s'était certainement pas aperçu de ce moment d'absence, puisqu'il n'avait duré qu'une seconde à peine. Repartant de sa voix guillerette et de son éternel sourire, elle démarra une conversation avec lui.

« Ainsi donc... que faisais-tu à Dartmouth le jour de la prise d'otage ? Il y a beaucoup de monde mais je ne me souviens pas t'avoir déjà vu là-bas. » finit-elle avec un air de défi.

Suzanne avait repris son travail, tout en s'intéressant au jeune homme qui la suivait. Ou en tout cas semblait la suivre. Lorsqu'elle lui expliqua ce qui s'était passé à Dartmouth, il fit une grimace amusante. La vampire repartit donc de son charmant rire ; ce type était vraiment très distrayant. Et, en réponse à son expression, elle lança : « Mieux vaut se rouler dans les détritus que de s'exploser contre le sol ». Remplissant un grand verre de vodka, qu'elle donna à un grand musclor chauve, elle proposa un verre à l'ex-otage. Celui-ci s'installa confortablement après avoir préalablement retiré tout objet de valeur de ses poches sur un siège libre, au bar. Le pauvre ! Il devrait soit attendre, soit voyager pour parler avec elle ce soir. D'ordinaire, elle restait clouée à cette foutue pompe à bière, mais ce soir, elle gigoterait un peu partout. Néanmoins, elle jouerait un peu de sa rapidité et tricherait. Il lui demanda un soda et lui fit remarquer qu'elle était un peu chargée. Continuant de sourire, elle entreprit de servir la table 5 et ses 7 bières/2 martinis. Alignant les bouteilles, elle les ouvrit les unes après les autres, capsule sur capsule, à main nue sans que ces dernières n'aient mal ou ne rougissent. Elle aligna également les deux martinis et les servit d'une traite sans relever la bouteille. Aucune goutte n'avait coulé sur le comptoir. Et, comme seule les barmaid le font, elle fit tournoyer les bouteilles avant de les ranger. S'asseyant sur le bar, dans le but de sortir sans faire tout le tour, elle glissa avec habileté de l'autre côté, près de l'inconnu. Ses mains prirent par réflexe le plateau sur lesquelles les bières et les martinis étaient posés et elle répliqua, avec un ton ironique mais doux :

« Chargée ? Moi ? Noooon. »

Ainsi, elle déposa le tout à la table 5 et se retrouva en deux temps trois mouvements scotchée au comptoir. Répétant : « Alors... un soda, tu m'as dit... », elle sortit un verre et le remplit. Elle aurait voulu aimer le soda, elle aussi. Mais cela n'avait qu'un vieux goût de boue sur ses papilles. Pareil pour toutes les autres boissons, d'ailleurs. Elle préférait malgré tout les 'Cosmo', boisson à base d'agrumes et de cranberries. On pourrait comparer cela à un humain qui préfère parmi la boue l'eau sale ferrée plutôt que l'eau sale plate. L'alcool n'avait bien sûre aucun incident sur son état, car elle y était insensible, mais elle se plaisait à croire le contraire lorsque l'envie de faire la folle la prenait. Elle lui tendit le verre en prenant garde de le tenir à pleine main pour le refroidir davantage, en lui disant : « Et voilà. » d'un ton affectueux, comme s'ils se connaissaient de longue date.

Il était beau, dans son genre, avec ses boucles foncées et sa taille géante. Incomparable aux vampires évidemment – mais c'était des tricheurs, eux ! – on lui reconnaissait tout de même ce côté agréablement humain que Suzanne enviait particulièrement. Elle le surprit à la regarder plusieurs fois, et cela ne l'étonna pas vraiment. Néanmoins, elle voulait rire un peu ce soir et elle décida de jouer sur ses atouts. Elle savait combien les humains étaient admiratifs devant des vampires. Souriant à tout un chacun avec amabilité – pour une vampire, on ne pouvait pas lui reprocher de faire la tête – elle lança des regards pétillants à son interlocuteur ; Dieu qu'elle aimait intimider les autres.. Il la remercia lorsqu'elle lui tendit son verre et se présenta. Lucas, disait-il. Il s'appelait ainsi. Tout en servant les autres clients, sans leur accorder beaucoup d'intérêt, elle s'adressa de nouveau à lui avec un simple : « Enchantée, Lucas ». Elle venait de remplir trois verres : un pina colada sans glaçon et deux vodkas. Vint ensuite un petit adolescent, d'à peine quinze ans qui faisait à juste titre son âge. Tandis que Lucas retournait la question à Sue, celle-ci regardait le jeune garçon d'un air suspicieux. Sa bouche, tordue, témoignait de la bataille qui rageait en elle, devait-elle le servir puisqu'il était très visiblement mineur ? Voir ce gosse côte-à-côte avec Lucas était comique, presque absurde. L'ex-otage était un géant et le jeune garçon était un nain. Et, voyant que ce dernier transpirait de peur de se faire démasquer, elle décida d'accepter sa requête. Sortant les bouteilles de vodka, curaçao bleu et jus de citrons, elle ne répondit pas à sa nouvelle connaissance. Après quelques secondes très brèves, elle tendit le récipient au jeune garçon.

« Et voilà, mon grand. La spécialité de la maison : Le Blue Lagoon. Mais un verre suffira, si tu vois ce que je veux dire... » murmura-t-elle.

Son jeu de mot sur la taille du gamin avait été plutôt subtile. Tout le monde disait 'mon grand' à tout le monde, cela n'avait donc rien de choquant. Comme si elle avait fait exprès de ne pas répondre avant, elle remédia à cela avec lenteur – pour les vampires, autrement dit assez rapidement chez les humains.

« Suzanne. Mais appelle-moi Sue ou Suzie. Suzanne c'est trop démodé. » confia-t-elle.

Elle n'eut pas besoin de dire son nom de famille puisque son boss s'en chargea à sa place. « Cummings !! » hurla-t-il en la regardant. « T'es pas payée pour taper la causette ! Remue-toi. Tu sais très bien qu'on manque de personnel depuis que Rosita est partie ! » Elle acquiesça avec un air de 'dis ce que tu veux, je m'en fous' et se remit au boulot en servant un groupe d'amis européens dont l'accent très prononcé lui rappela qu'avec la pratique, elle parlait mieux français que eux anglais. « Bien sûre, de suite ! » avait-elle répondu dans la langue de Molière après qu'ils lui aient demandé une énième boisson. Regardant de nouveau Lucas et jouant de sa crinière claire et volumineuse, elle lui demanda ce qu'il faisait à Dartmouth, le jour où ils s'étaient croisés. Lorsqu'il afficha une mine faussement coupable, elle rigola et prit un air faussement sévère. Il lui expliqua qu'il avait juste besoin d'un ordinateur. Trouvant la situation un peu ridicule, Sue leva la tête du verre qu'elle était en train d'essuyer et affirma d'un air victorieux : « La prochaine fois, te prends pas la tête, je te prête le mien ! Ça t'éviteras de te faire embarquer par une dégénérée... » en plaisantant. Il lui demanda quels cours elle suivait et elle répondit d'une voix un peu plus sérieuse :

« Sciences. Médecine moléculaire et microbiologie, plus précisément. Mais j'suis passionnée de chimie plutôt que de biologie. Et toi, tu fais quoi dans la vie ? »

Suzanne n'avait une tête d'intello. Ou tout du moins pas la tête qu'on imaginait aux intellos. Surtout pour un truc aussi pointu que la science machinchose. Pourtant, aussi épatant que cela puisse paraître, elle ne posait pas pour la lingerie dans 'Vogue' mais était bel et bien un rat de labo'. Et tandis que Sue pouffait intérieurement à cette pensée, la foule s'entassait dans la pièce et Lucas sembla intrigué de voir autant de monde ici. Un humain normal aurait pu suffoquer avec toute cette populace. Affichant un sourire non dissimulé, elle secoua la tête de façon négative et désigna la porte d'entrée.

« Non. Enfin, c'est déjà arrivé mais la plupart du temps c'est un peu moins rempli. On voit que t'es pas du coin, toi, hein ? En plus, on manque de staff et Mr Malabar – le videur – choisit bien son moment pour être gentil et faire entrer tout le monde. Avec un nom comme ça, je m'attendais à un type balèze super hargneux mais il est aussi agressif que moi quand je dors, gloussa-t-elle. T'as pu le remarquer avec le gamin de tout à l'heure : Malabar regarde jamais les papiers, il fait juste semblant. Toi, tu pourrais le faire. T'as la carrure en tout cas. »

Elle repassa de l'autre côté du comptoir, le jaugea et afficha un sourire satisfait. En effet, il était grand, costaud. Puis, procédant comme la dernière fois, elle attrapa le plateau et l'apporta à une table, tandis que Lucas attendait au bar. Elle s'empressa de l'y retrouver et joua une fois de plus à saute mouton avec pour bruit de fond la musique et une voix familière qui criait : « Cummings, arrêtes de faire l'acrobate. T'es pas payée pour faire des shows sur le comptoir, alors fais-moi le plaisir de faire le tour la prochaine fois que tu veux traverser. » Mais le boss avait beau crier après tous ses employés, il était satisfait du résultat, elle en était certaine. Il y avait certes trop de gens, mais chacun semblait satisfait du service et aucune main ou presque n'était vide. N'ayant plus de boisson à servir pour l'instant, elle en profita pour fixer Lucas.

Lorsque Sue donna un 'Blue Lagoon' à un jeune adolescent qui n'était pas supposé picoler ni même être ici, Lucas se mit à sourire en disant que s'il avait su, il aurait pris un Gin Tonic. Accompagnant son ironie, elle lui répondit que s'il le désirait vraiment, elle pourrait remédier à cela. Cette remarque de la part du jeune homme en disait long sur son âge. Apparemment, il avait moins de vingt et un ans et pourtant, il faisait plus adulte. La soirée battait son plein – malgré la bonne heure – et les deux jeunes gens continuèrent leur discussion sur tout et rien. Après s'être présentés l'un à l'autre, il affirma que 'Suzanne' était tout de même joli, bien que la propriétaire de ce prénom le trouvait un peu dépassé. En créant ses nouveaux papiers d'identité, elle aurait pu le changer, mais au fond, elle ne voulait pas perdre son origine. Elle ne voulait pas oublier qui elle était ni comment elle s'appelait réellement. Il est clair qu'un truc court et simple comme 'Sam' ou 'Aly' serait mieux passé, mais mine de rien Suzanne aimait son prénom. Elle aurait également pu se faire appeler Tess, ou un truc du genre, de par son autre prénom Teresa, néanmoins elle était Suzanne Cummings. Ni Sam ni Aly ni Tess. Juste Suzanne. Tirée de ses rêveries par le jeune humain, elle répondit à sa question avec passion : on voyait aisément que ce qu'elle faisait lui plaisait beaucoup. L'air étonné qu'afficha Lucas décrocha un rire à Sue qui imitait son visage incrédule.

« Vraiment ? Pardonne-moi mais, étant une très belle fille, je t‘aurais plutôt imaginer dans quelques choses d‘artistiques. Non pas que je pense que tu n'aies pas les neurones pour suivre ce genre de cours mais… Enfin, oublies ça je m‘exprime mal. »

Gloussant, Sue lui affirma que ce n'était pas le première fois qu'elle entendait ce genre de propos et qu'elle savait pertinemment qu'elle était plus du genre Paris Hilton que du genre Mary Curry mais le destin avait voulu que Paris devienne Mary – sans ses cheveux d'un brun délavé et avec un plus joli nez. Cependant le fait était là : Sue était une scientifique dans l'âme, depuis qu'elle avait neuf ans. Il n'avait pas à s'excuser ni à être gêné de ses paroles, puisqu'il avait raison. Lorsqu'il parla de quelque chose d'artistique, elle pouffa intérieurement. Mannequin ? Il y avait tellement de vampires dans ce milieu là... Chanteuse ? Idem. Même les pires casseroles étaient dotés d'une voix exquise et parfaite, un genre de triche si l'on veut. Musicienne ? Ça, elle pratiquait déjà un peu, mais elle n'aimait pas le crier sur les toits. La dernière fois qu'elle avait joué, c'était avec Gabriel, son créateur et meilleur ami. Le défunt Gab'. Sortant cette pensée sordide de sa tête, elle répondit à la constatation de Lucas. En effet, il y avait un peu de monde ce soir. Un coup de main n'aurait pas été de trop, il fallait en convenir. Et, comme pour encourager Sue dans son idée, Lucas expliqua qu'il n'était pas du coin et avait écumé de nombreux lieux dans le but de trouver un travail. Un sourire plein de malice se dessina sur la bouche rosée de la blonde. Tout ceci était peut-être un signe du destin. Une coïncidence bien tombée.

« Et tu viens d'où ? Pourquoi tu es parti de chez toi, si ce n'est pas trop indiscret ? » demanda-t-elle par curiosité.

Lucas vint se glisser derrière le comptoir avec elle et lui proposa un peu d'aide. Ce n'était pas de refus. D'ailleurs, elle était sur le point de lui proposer. Il insista sur le 'vraiment' autant qu'elle l'avait fait sur le 'non' plus tôt dans leur conversation et elle ne put que hocher la tête. « C'est dit si gentiment, comment refuser ? » plaisanta-t-elle. Dénichant une bouteille de vin, elle la lança à Lucas et lui cria : « Réflexe ! » avec un air de défi. « Table 9, là-bas » dit-elle en désignant une table dans un renfoncement. Et, tandis qu'il s'éloignait, le patron le suivait en le traitant de voyou et patati et patata. Lorsqu'ils revinrent tous deux – Lucas faisant de trop grandes enjambées pour que le patron et ses petits pas ne le rattrapent – Sue murmura pour elle-même : « Rooh, il va pas nous gonfler celui-là... » en parlant de son patron. Ainsi, elle empoigna les épaules de Lucas et le plaça bien en face du boss, afin de faire les présentations.

« Hé, le vioc' : voici Lucas. Lucas, voici le patron. Il cherchait un emploi, tu cherchais un employé : le compte est bon, non ? Tout le monde est content. » avant qu'il ne rajoute quoique ce soit, elle posa une main sur le bras du patron et prit un ton digne des infirmières dans les maisons de retraite. « Détends-toi un peu, coco. Il va pas la manger, ta boîte. Laisse-lui au moins une chance. Ce soir il est à l'essai et s'il est convaincant, on l'engage. Ça te va ? »

On en venait à se demander qui dirigeait, ici. Malgré son ton implorant, elle avait une grande influence sur ce petit chauve grassouillet qu'était le propriétaire du Blue Lagoon. D'ailleurs, ce dernier baragouina des morceaux de phrases tels que : « Pfff... quelle bande d'emmerdeurs.. je vais vous en foutre, moi, des essais... sale petite merdeuse... elle a de la chance que je sois si tolérant » et il n'avait pas tort sur toute la ligne. Tournant la tête vers Lucas, Sue lui adressa un sourire complice. « Tu vois, comme quoi. Faut se montrer convaincant, c'est tout. » blagua-t-elle. Il est vrai que pour une fille qui avait tout ce qu'elle voulait à part l'humaité : argent, intelligence, beauté, c'était facile à dire. Mais le patron était si influençable qu'il aurait accepté facilement et serait montré coopératif. Néanmoins, on devait reconnaître que son commerce était une vraie réussite et que malgré son autorité médiocre, il n'était pas si mal. Sue sortit une petite feuille qui se trouvait sous le bar avec des recettes. Les boissons simples étaient faciles à réaliser mais les cocktails l'étaient beaucoup moins. Elle tendit le bout de feuille à son nouveau collègue et lui jeta un regard confiant. « Peu importe si tu commets une ou deux erreurs, le vioc' ne t'en tiendra pas rigueur. Autrement dit, bienvenue dans l'équipe Lucas. Ici sera ton nouveau chez toi. »

Suzanne, malgré sa curiosité dévorante, culpabilisait à l'idée de se mêler de la vie des autres. Mais elle ne pouvait s'en empêcher : il fallait qu'elle sache. C'était son truc : tout savoir. C'est pourquoi, lorsque Lucas baissa les yeux et sembla perturbé par cette question, elle baissa les yeux à son tour. Elle avait touché un point sensible. Écoutant les explications du jeune homme, elle en comprit les raisons. Sa mère l'avait foutu dehors après s'être remise avec un homme. Elle l'avait viré de sa vie, en quelque sorte. Une bouffée de tristesse emplit le cœur de la blonde qui, réunissant le peu de souvenirs qu'il lui restait, songea à sa famille. La sienne, on lui avait pris. Mais elle savait que ses parents n'auraient jamais accepté qu'on l'enlève à eux. Tandis que Lucas, c'était l'inverse. C'était sa famille qui avait pris ses distances avec lui. Lequel des deux faisaient le plus mal ? Y avait-il un sort pire que l'autre ? Retrouvant son éternel sourire, qui semblait inscrit dans ses lèvres, Sue tenta de dériver un peu le sujet.

« Alors, comme ça, tu es de Californie ? Tu en as de la chance... Il doit faire très beau là-bas. C'est très différent d'ici, non ? » susurra-t-elle avec douceur.

La Californie. Elle en rêvait. Elle enviait ce temps magnifique. Le soleil, la chaleur. Elle, dont le pêché mignon était de s'exposer aux rayons lumineux, était condamnée à vivre sous ce ciel triste. Elle n'avait pas le droit de briller de mille feux, c'était interdit. Pourtant, elle en avait tant envie. Elle aurait aimé vivre dans une région ensoleillée, gaie, éclairée. Mais au lieu de ça, elle était contrainte de rester derrière ces nuages noirs, immondes. Reprenant la parole, elle lui adressa un regard complice. La tristesse qui l'avait habitée peu de temps avant avait disparu : il avait son père, après tout...

« Par rapport à ta famille... je... je comprends ce que tu ressens. Excuse-moi d'avoir été si maladroite dans mes propos. Donc... tu vis chez ton père, maintenant ? »

Elle ignorait tout. C'était un vampire mais elle n'avait pas la science infuse, c'est pourquoi une fois de plus elle mit les deux pieds dans le plat. La conversation continua jusqu'à ce que la jeune homme passe de l'autre côté du bar, pour aider Suzanne. Celle-ci n'y voyait aucun inconvénient. Au contraire, il n'avait pas de job et c'était l'occasion rêvée de lui en dénicher un. Après l'avoir involontairement obligé à s'expliquer sur sa situation, elle lui devait bien ça. Elle lui lança une bouteille, pour tester ses réflexes et fut surprise par la rapidité et le mécanisme dont il fit preuve. Il avait sa place ici, c'était certain. Servant du vin à une table, il revint suivi par le patron. Après maintes explications, Suzy put convaincre le petit chauve qui lui servait de boss d'engager Lucas. Il avait un job. Les choses n'étaient finalement pas si noires que ça, dans le monde. Et dire qu'elle était à la fois la lumière et l'ombre qui pesaient sur les humains. La preuve y était : elle pouvait faire le bien. Mais, régulièrement, elle faisait le mal. * Vivement que je change *, songea-t-elle. Alice lui avait conseillé, en voyant sa réticence face au sang, de devenir végétarienne, comme elle. Mais Sue hésitait encore, c'était un combat considérable. Si jamais elle replongeait, elle devrait tout recommencer. Et c'était une décision dure à prendre. Si elle se contentait de ne pas faire de mal à ses proies, n'était-ce pas suffisant ? Elle était perdue. Lucas la tira de ses rêveries en ajoutant qu'il espérait qu'elle ne regretterait pas de l'avoir intégré dans l'équipe et qu'elle réussirait à le supporter. Un rire carillonnant sortit de sa bouche.

« Il n'y a aucune raison pour que je regrette ma décision. Si je ne pouvais pas te blairer, je ne t'aurais jamais proposé. »

Elle était habituée, maintenant. A toutes ces phrases 'hypes' que disaient les 'jeunes'. Elle qui venait du dix-septième siècle, elle avait eu du mal à s'adapter au début. Mais depuis plusieurs années déjà, elle maîtrisait leur argot familier. Il lui arrivait tout de même encore de parler en soutenu, mais cela se faisait de plus en plus rare. Une pensée lui traversa l'esprit : pourquoi ne se souvenait-elle pas très bien de sa vie humaine alors qu'elle se souvenait parfaitement des choses essentielles comme parler, compter, lire... ? Une question qu'elle devrait poser à un spécialiste. Quoiqu'il en soit, la salle était de plus en plus calme et l'ambiance était presque morte. Cela faisait un bout de temps, maintenant, qu'elle bossait et elle en avait un peu raz-le-bol. Elle avait encore toute l'éternité pour travailler, à quoi bon se tuer à la tâche en ce moment même ? Lucas se ramena avec de l'argent, elle lui indiqua la caisse et lui montra comment s'en servir. Peut-être le patron ne serait pas en colère si Lucas servait une Tequila à un client au lieu d'un Blue Lagoon, mais s'il piquait dans la caisse, ce serait autre chose... Le moment vint d'appeler des jeunes talents, comme ils le faisaient régulièrement et un homme monta pour chanter une chanson bien connue que Sue reconnut aussitôt. Mon dieu ! Quelle horreur ! Elle n'était pas la seule à le penser apparemment, puisque Luke vint vers elle pour lui confier que l'homme sur la scène bousillait un classique. Riant gaiement, elle hocha la tête.

« Ça, je te le fais pas dire... »

A la fin de la chanson, plus personne ne fut volontaire. Ils songeaient sûrement : « Héé, si je viens, aurais-je l'air aussi nul ?! ». Mais Lucas se lança, prêt à chauffer la salle. Il chanta un titre de Justin Timberlake, et sa prestation fut géniale. Sue fut fort étonnée... ne pouvant décrocher ses petits yeux bleus-violets – couverts de lentilles colorées – de lui, elle l'écouta. C'était un vrai show man, le genre qui remonte l'ambiance en deux temps trois mouvements. Le patron allait être épaté, et il le garderait forcément. Une fois qu'il eût fini, il rejoignit Suzanne. Le félicitant, cette dernière ne cacha pas son admiration.

« Waouh, tu m'avais caché que t'étais un artiste. En fait, t'es une superstar qui essaie de retrouver son anonymat dans un trou perdu, c'est ça ? » plaisanta-t-elle.

Il passa un torchon sur son épaule et s'adressa à elle. A quelle heure finissait-elle ? Voyons voir... Elle était ici depuis déjà trois ou quatre bonnes heures et, si besoin était, elle faisait des heures sup' souvent. Le patron ne pouvait donc rien dire si elle quittait son poste ce soir. Sans compter que la salle se vidait petit à petit... Avec un sourire amusé, elle se retourna vers lui.

« Maintenant ? »

Le cœur de Luke battait encore très fort, sous l'effet de l'adrénaline que lui avait procuré la scène. Suzanne entendait ce rythme en boucle. Posant le verre qu'elle tenait dans la main, elle s'approcha du porte manteau et prit ses affaires ainsi que celles de Lucas, qu'elle lui tendit gentiment. Enfilant son gilet, qui soit dit en passant était étonnamment léger pour cette saison, elle fit signe à une de ses collègues pour lui dire qu'elle partait. Passant devant l'impressionnant Mr Malabar qu'elle salua, elle emmena Lucas dehors.

« Une balade, ça te dit ? »

Lucas était derrière le comptoir, venait de passer par-dessus en faite, pour donner un coup de main à la jeune femme dans ses tâches. En venant à parler des 'origines' de Lucas, le jeune homme resta très vague sur sa famille, ou du moins essaya t'il. Il était semblait-il plutôt difficile de ne pas s'étaler sur son passé, lorsqu'une oreille était si attentive à l'écoute de ses malheurs. La jeune femme enchaina en lui demandant, si la Californie était très différente de New Hampshire, ce qui tira un sourire à Lucas, une perche bien tendue pour détendre l'atmosphère installée par ses révélations . « Si par différence tu entends 360 jours de soleil par an, c'est tout à fait ça » plaisanta t'il. Toutefois, la jolie blonde ne lâcha pas vraiment l'affaire, vis à vis de ses parents, et il ne s'en referma pas. Il pouvait comprendre aisément, que la manière dont il avait répondu à sa question pouvait l'avoir mise mal à l'aise, et fait en sorte qu'elle se fut sentie mal. Il ne pouvait pas lui reprocher de se 'rattrapper aux branches', comme le formulait l'expression. « Par rapport à ta famille... je... je comprends ce que tu ressens. Excuse-moi d'avoir été si maladroite dans mes propos. Donc... tu vis chez ton père, maintenant ? ». Le jeune homme acquiesça tout en essuyant un verre qu'il s'empressa de ranger sur l'étagère en dessous du comptoir, dans l'espace prévu à cet effet. « Oui avec mon père. Ça me permet de faire un peu connaissance avec lui tu vois ? ». Puis, les deux adolescents, ne revinrent plus sur le sujet, Lucas peu désireux de s'étendre dessus...


La soirée était passée à une vitesse vertigineuse. Et Lucas s'éclatait comme un petit fou. L'ambiance de la boîte de nuit était ennivrante et, semblait monter très facilement à la tête. Toutefois, celle-ci retomba aux moments reservés aux karaokés, programmé par Dustin, le DJ. Ce dernier semblait plutôt ... atterré, bien qu'il essaya de faire bonne figure face aux chanteurs plus que novices qui montaient sur scène. Il lui semblait l'avoir déjà vu, surement à la réserve indienne. Sa peau mâte et ses cheveux bruns prouvaient bien qu'il avait des originies amérindiennes, Lucas en mettrait sa main à couper. Ou disons trois doigts. Lucas fit part à sa collègue, du bouzillage de classique qu'était en train d'effectuer un type et lorsqu'elle confirma, il ne put que retenir un sourire amusé. Quelques minutes passèrent, et Lucas prit le temps de finir sa vaisselle, avant de déposer le torchon humide d'avoir récuré tant de verres à whisky,vodka et pastis, sur le comptoir et de passer par-dessus ce dernier. Une habitude qu'il venait de prendre, à cause de la jolie blonde évidement, mais qui ne sembla pas préoccupper le patron, ce dernier contenait ses émotions négatives, alors qu'il comtemplait la scène, ce qui tira un sourire à Lucas.

Le jeune homme revînt de l'estrade, après avoir fait une tentative de relance qui, sans prétention, il lui semblait avoir fonctionner. Lucas retourna aux côtés de Suzanne, alors que de nouvelles musiques étaient lancées par le DJ, variant de l'éléctro aux variétés appréciées du public. Il eut un sourire lorsque la jeune femme s'adressa à lui : « Waouh, tu m'avais caché que t'étais un artiste. En fait, t'es une superstar qui essaie de retrouver son anonymat dans un trou perdu, c'est ça ? ». « Et oui, je te signerais bien un autographe mais j'ai pas de stylo sur moi » répliqua t'il, entrant dans sa plaisanterie. Il adopta une expression affreusement prétentieuse avant d'éclater de rire. Poursuivant, il l'interrogea sur la fin de son horraire. Elle lui répondit maintenant, et Lucas s'empressa d'achever ce qu'il était en train de faire. Il observa la jeune femme, enfiler son manteau, étonnament léger pour la saison hivernale. Pas si étonnant que cela. Elle ne devait simplement pas être frileuse, de même que lui, qui ne faisait que porter une veste de cuir par ce temps polaire. Omnubilé par la vision de la jeune femme, il ne prit par garde, et un verre lui échappa des mains et vint se fracasser contre le sol. Confus, le rouge aux joues, il se dépêcha de saisir le manche à balais qui dépassait de derrière la porte de service et s'empara de la pelle pour nettoyer le tout : « Oups, vraiment désolé. » lâcha t'il en saisissant le manche par le bas afin de s'offrir une meilleure prise. Il ne sut pas vraiment comment il s'y prit, mais le fait est qu'un morceau de verre vint de planter dans la première phalange de son pouce et qu'un grognement de douleur bref s'échappa des lèvres du Lucas qui porta immédiatement son doigt à ses lèvres. Il sentit le goût de ferraille salé du sang envahir sa bouche sans qu'il ne fisse de commentaire. Le pouce en bouche, ressemblant à un bambin, il acheva de vider la pelle dans la poubelle. Il passa ensuite sa coupure sous l'eau, avant de saisir un morceau d'essuie-tout et de se confectionner un pansement de fortune. Satisfait, il attrappa sa veste qu'il passa sur son dos avant de se tourner vers la jeune femme qui semblait s'être légèrement crispée. « Tu vas bien ? » s'enquit-il. Il reçut une réponse, qui lui sembla moins assurée, que la jeune femme voulait le faire croire, mais il ne releva pas, et les deux jeunes gens quittèrent le night club après avoir passé le bonsoir à Dustin. Ils se retrouvèrent dans la rue fraîche, et surtout déserte. Un nuage s'échappait des lèvres du jeune homme, qui rentra la tête dans les épaules sous la température basse. Ses cheveux virevoltèrent, animés par une brise lointaine. Le jeune homme jeta un coup d'oeil à sa voiture avant de se tourner vers la jolie blonde, à la beauté assez saisissante, pour l'avoir momentannément perturber, un temps suffisant pour qu'il brise un verre, involontairement. « Tu es à pieds ? Je peux te ramener en voiture sinon » proposa t'il, en désignant son véhicule bordeau du menton.

Suzanne fit une remarque sur le temps et Lucas y répondit avec humour. Il est vrai qu'Hanover était un paradis de verdure. Avec la pluie incessante, les plantes n'avaient aucune difficulté à pousser. La jolie blonde pouffa, son nouvel ami ne manquait décidément pas de répartie. Il paraissait dans son élément, ici. Le Blue Lagoon était bel et bien sa nouvelle maison, car il ne fit pas le moindre faux pas durant toute la soirée. Il provoquait de temps à autre le patron – mais tous les employés en faisaient de même. Suzanne se félicita de l'avoir déniché, puisqu'après tout cette situation était profitable à tout le monde. Mais elle ignorait qu'il appartenait à l'espère ennemie et lui-même n'en savait rien. Tout aurait été différent si elle l'avait su. Pour lui aussi, certainement.

La soirée passa rapidement, comme à l'accoutumée. Les humains gesticulaient sur la piste de danse, et ils consommaient en masse. Suzanne sentait leur fragrance cuivrée, enivrante. Néanmoins, elle préférait s'abreuver d'humain sobre, leur sang n'en était que meilleur. Il avait un petit plus, plus goûteux et plus rassasiant. Elle observa le futur loup s'amuser comme un enfant et en profita pour servir des clients. Il était lui même d'une rapidité et d'une habileté qui surprenait la vampire. Avait-il déjà fait cela avant ? Parce qu'elle ignorait s'il le savait, mais pour un nouveau, il assurait.

Lorsqu'il fit son petit show, elle ne put s'empêcher de poser les verres et d'applaudir. Pour un humain, il avait beaucoup de talent. Elle, elle n'avait plus aucun talent. Elle ne pouvait plus rien avoir du tout. Aujourd'hui, cela ne comptait plus. Elle avait la qualité d'être intelligente, lorsqu'elle était encore humaine, et d'être une bonne danseuse – classique. Mais tout ce qu'elle avait depuis sa transformation, elle le devait à sa situation de vampire. Elle avait eu un siècle pour faire de la musique, alors que les humains n'ont en général que deux tiers de leur vie à consacrer à cela et il en était de même pour tout ce qu'elle savait faire d'autre. Parfois, elle regrettait de ne pas être normale. Elle aurait voulu vivre pleinement son humanité avant de goûter à l'éternité. Mais elle se rappelait que si son créateur ne l'avait pas sauvée, elle serait désintégrée dans un trou en Colombie. Elle aurait cent cinquante quatre ans. Une vieillarde. Un petit rire intérieur se déclencha en pensant que tout ceux qui se trouvaient autour d'elle avait moins d'un tiers de son âge. Elle reprit son travail tout en discutant avec le jeune homme.

« Merci, au fait. Pour avoir encaisser la balle. Si tu ne l'avais pas fait, je serais morte. » chuchota-t-elle de son médium délicieux.

Elle ne serait pas morte, mais il fallait bien qu'elle le remercie d'une manière ou d'une autre. Elle ne pouvait se contenter de dire : « dommage, t'es blessé pour rien, je suis invulnérable ». Lui adressant un sourire amical, elle tenta de lui transmettre par ce simple geste toute sa gratitude.

Lorsque la soirée toucha à sa fin, Lucas interrogea Sue sur ses horaires. Et, après quelques phrases échangées, ils entreprirent de sortir du club. Tandis qu'elle voulait attraper sa veste légère d'un mouvement gracieux et s'en couvrir, Lucas rangeait son dernier verre. Il la fixait, elle le savait. Et, comme s'il n'avait plus eu aucun réflexe et pour seule pensée la jolie blonde, il fit tomber le cristal par terre. Suzy eût envie de courir pour éviter que l'objet ne percute le sol mais il était trop tard. Elle laissa donc le jeune homme s'en charger. Néanmoins, lorsqu'il récupéra le verre, une brisure vint se planter dans son doigt. Suzanne fit un pas en avant, attirée par l'odeur succulente du liquide rougeâtre. Ce fut pire lorsque le jeune homme mit son doigt à sa bouche pour empêcher la plaie de saigner. Elle aurait voulu que ce soit sa bouche, qui avale goutte à goutte le sang qui perlait. Mais ce ne fut pas le cas. Bien que le sang lui fit tourner la tête, elle se rappela qu'elle était encore au club, devant des centaines de personnes, face à un futur collègue. Déjà trop d'éléments la rendaient étrange aux yeux de Lucas, elle ne pouvait se permettre le moindre faux pas. Pas une nouvelle fois. S'éloignant, elle attendit qu'il finisse de nettoyer. Tout en rangeant la liste de cocktails, elle répliqua d'une voix – faussement – détendue :

« Ce n'est rien, ça arrive souvent. »

Pas à elle, évidemment. Il passa sa coupure sous l'eau pour finir par mettre un genre de pansement. Le regardant faire, Suzanne sentit sa gorge la brûler. Avec le temps, elle savait se contrôler. Mais deux situations de ce genre en si peu de temps ne lui était jamais arrivé et mettait sa résistance à rude épreuve. Elle devait avoir l'air très crispée. Lucas ne manqua pas de le remarquer et l'interrogea à ce sujet.

« Oui, oui. Je... je suis juste hémophobe, j'ai peur du sang... » avoua-t-elle penaude.

Ce n'était pas totalement faux. Comme un condamné craignait la faucheuse, Suzanne craignait le sang. C'était son plus grand plaisir mais également son plus grand malheur. Elle était partagée entre cette envie irrésistible de se laisser aller, se gaver jusqu'à plus soif et cette peur qui la tenaillait. Le pire était d'ailleurs son pouvoir. Elle les sentait, toutes ces petites molécules. Elle les voyait bouger et s'agiter pour finir dans sa bouche. Et elle ne pouvait le tolérer. Sortant du Blue Lagoon, ils marchèrent un peu pour se retrouver face à un véhicule. Le jeune homme proposa de la raccompagner en voiture. Hochant la tête d'un air pensif, elle accepta. Elle paraissait plus pâle que jamais et légèrement tourmentée. Depuis l'incident du sang, elle était changée. Son air torturé et triste la rendait irrésistiblement belle mais effrayante. Elle faisait morbide, funeste, comme si elle sortait d'un enterrement. Voyant l'air surpris de Lucas, elle tenta de se justifier tout en montant dans la voiture. Aucune fumée blanche n'émanait de sa bouche, seule partie colorée de son visage clair. Ses yeux regardaient le lointain tout en accordant une certaine attention au futur loup. Son changement d'état était presque inquiétant, elle était méconnaissable. Elle recouvrait peu à peu son sourire mais ce dernier paraissait plus paniqué, comme si elle craignait quelque chose.

« Tu vas me prendre pour une folle, dit-elle dans un semi-murmure. Mais ma mère avait coutume de me raconter une histoire. Et ma phobie pour le sang vient de là. »

La sienne en réalité, pensa-t-elle.

« Une fille. Blonde, pâle. Qui me ressemblait. Elle a été condamnée par le chef de son village à être torturée, suite à des embrouilles avec le peuple. Il croyait qu'elle et sa famille était le 'monstre' qui buvait le sang des humains. Mais c'est justement ce monstre qui l'a sauvée. Et depuis, elle boit du sang à son tour. Tourmentée de tuer des innocents et à la fois rassasiée. Un vampire. Condamnée à vivre ainsi toute l'éternité. Tiraillée entre la reconnaissance et la haine, vis-à-vis de celui qui lui a imposé cette demi-vie. » soupira-t-elle.

Pourquoi lui racontait-elle cela ? Elle l'ignorait. Mais elle voulait lui dire, à lui qui s'interrogeait. Elle voulait qu'il comprenne la vérité, mais elle ne pouvait pas la lui révéler.

« A chaque fois que je vois du sang, je pense à cette histoire. Et ça me rend triste, avoua-t-elle. Mais il y a aussi une autre race, dans le conte. Les modificateurs : les loups. Il paraît que les amérindiens descendent de ces loups et protègent les innocents. Tout le monde dit que l'histoire que me racontait ma mère est fausse mais moi j'y crois. Tu est déjà allé à la réserve Winnipesaukee ? C'est là qu'ils se trouvent. Je suis sûre qu'ils existent. » affirma-t-elle comme une enfant qui croit au père noël.

Elle se mit à rire, doucement. Elle riait de sa stupidité, de son désir de dire la vérité. De son besoin de le dire. De son besoin d'être comprise. Il s'en fichait certainement de toutes ces histoires. Mais il fallait qu'elle lui en parle. Il faisait bien sombre dehors, et ils n'étaient éclairés que par les lampadaires. Le ciel, couvert, empêchait les rayons de lune de percer. La peau de Suzanne sembla encore plus translucide qu'auparavant alors que la peau, bronzé, de Lucas était plus foncée à « l'ombre ». Ils étaient bien différents. Maintenant plus que jamais. Elle ne comprit pas à cet instant qu'ils étaient de deux mondes différents. Et elle comprit encore moins que cette histoire le concernerait un jour. Mais c'était dit. Et lorsqu'il se transformerait pour la première fois et comprendrait, il reviendrait sûrement la voir pour lui en parler. Et là, ce serait le drame, il comprendrait qu'il était le loup et elle la fille blonde. Le conte deviendrait alors réalité.

« Et toi, tu crois aux légendes ? » dit-elle d'un ton curieux.

Les deux nouveaux collègues travaillaient dans la bonne entente. En les apercevant, on aurait certainement eu des difficultés à croire qu’ils ne s’étaient rencontrés que quelques semaines auparavant et, il aurait été encore plus ardu d’avaler le fait que la dite rencontre s’était faite durant une prise d’otages. Prise d’otages durant laquelle Suzanne avait traversé une vitre et effectuer une chute de plusieurs mètres sans en subir de dégâts. Prise d’otages, durant laquelle Lucas avait été atteint par une balle de revolver destinée à la jolie blonde. Cette dernière le remercia en un chuchotement à peine perceptible dans le brouhaha du night club. Machinalement il porta la main à son épaule gauche. Il sentit sous la fine épaisseur de son tee-shirt le bandage dont le port avait été exigé par le médecin de l’Harborview. Quelques jours encore et il pourrait s’en débarrasser. Ce n’était qu’une précaution nécessaire. Lucas eut un haussement d’épaules, indolore mais engourdis pour la blessée, sourire aux lèvres : « De rien, j‘adore me sacrifier pour les jolies demoiselle » lâcha-t-il sur un ton modestement drôle. Plus sérieusement il lui assura ne plus rien sentir.


Plus tard, alors que la soirée s’achevait, que Lucas avait fini de se produire sur scène et que les deux jeunes gens envisageait de quitter le night club, alors que celui-ci commençait à se vider peu à peu, Lucas brisa un verre et se coupa l’index en ramassant les débris. Il ne mit que quelques secondes à finir de ramasser et à passer la plaie superficielle sous l’eau du robinet. Il se confectionna habilement un léger pansement pour éviter une infection avant de se tourner vers la jolie blonde, source de la distraction qui avait provoqué son inattention lorsque le gobelet lui avait échappé des mains. L’expression du visage de Suzanne le surprit. Il semblait s’être à la fois décomposé et s’être crispé. Une expression non pas sans lui rappeler celle qu’elle avait adopter durant la prise d’otages, alors que lui-même subissait les sautes d’humeurs de la dégénérée. Il lui demanda si elle allait bien et elle lui répondit être hémophobe. Il songea que c’était bien étonnant pour une étudiante en médecine moléculaire et microbiologie. Certes, elle ne devait pas travaillé sur des êtres vivants, mais elle était dans le milieu. Il laissa cette pensée filer. Ce n’était pas un détail important. « Excuse moi, je ferais plus attention à l‘avenir » assura-t-il en y joignant un clin d’œil. Lucas récupéra son blouson qu’il passa sur son dos et ils quittèrent l’établissement, après avoir salué Dustin et le videur et, ils se retrouvèrent dans le froid hivernal qui régnait en maître sur la ville. Les boucles brunes de Lucas furent rapidement cibles des brises du vent et, bien qu’il ne sentit qu’a peine la température basse, il rentra légèrement la tête dans les épaules. Arriver devant son véhicule, Lucas proposa à Sue de la ramener. Il ne l’aurait certainement pas laisser rentrer seule, surtout avec les agressions en ville. Une jeune femme aussi jolie qu’elle était sans doute une cible potentielle pour des esprits détraqués. La jeune femme accepta son invitation et il lui ouvrit la portière afin qu’elle se glisse sur le siège passager. Il claqua la porte, après s’être assuré qu’elle était correctement installé et, contourna le véhicule afin de prendre place derrière le volant. Assis, son regard fut attiré vers la jeune femme et il sentit son cœur battre plus vite contre ses côtes, sans qu’il ne parvienne à se l’expliquer. Une petite voix dans sa tête lui ordonnait de se tenir à l’écart de la jeune femme à la beauté étouffante et il peinait à la faire taire. Le teint de Sue était d’une pâleur d’albinos, mais l’aura qui se dégageait d’elle était si puissante… semblable à une fleur à miel attirant une abeille. Et il avait la vague impression de se sentir pousser des ailes. Troublé, il reprit ses esprits lorsqu’elle s’exprima pour lui expliquer sa phobie du sang. Il l’écouta attentivement. Au fur et à mesure qu’elle progressait dans son récit, il eut bien du mal à savoir si elle était sérieuse, ou si au contraire elle plaisantait. De ce fait, il ne savait pas vraiment qu’elle attitude adoptée et commençait à se sentir déplacé. La jeune femme lui demanda s’il était déjà aller à la Réserve, en lui apprenant qu’elle était persuadée que les … modificateurs existaient. « Je vis à la Réserve …» dit t’il lentement. Il s’interrogea durant un instant sur la santé mentale de Sue, avant de se ressaisir, adoptant son éternel caractère enjoué : «… et pas de super louloups à l‘horizon ! ». Lucas enclencha le contact et le moteur vrombit. Il embraya avant de passer la vitesse et de s’engager lentement, dans les rues enneigées d’Hanover.

« Et toi, tu crois aux légendes ? » dit-elle d'un ton curieux.

Il lui jeta un regard en coin, tentant d’analyser comme précédemment si elle se fichait de lui. Pas du tout, ce qui le fit se détendre. « Je n‘en connais pas beaucoup » lui apprit-il « Ma mère n‘est pas du genre à venir me border et à me raconter des contes ».

« Tu habites où ? » lui demanda-t-il en ralentissant à un carrefour, s’interrompant lui-même. Il ne voulait pas avoir à tourner en rond et préférait lui poser la question à ce moment. Quand elle répondit, il hocha la tête et pris la direction de son habitation, à une paire de minutes du centre ville. Il reprit ses explications là où il les avait laissée, tournant la tête vers Sue quelques secondes avant de se refixer sur la route :

« Je crois dur comme fer à la présence d‘alligator dans les égouts de New-York » lâcha-t-il sur le ton de la plaisanterie. Il préférait prendre la situation de cette manière. De toute façon, il ne connaissait pas beaucoup de légendes, mise à part les plus populaires et urbaines. Il s’arrêta en douceur devant la bâtisse indiquée par Suzanne et se gara tranquillement face au perron. Laissant le moteur tourné il se tourna vers la jeune femme :

« Passe une bonne nuit. On se revoit au boulot ». Il lui adressa un sourire amical et chaleureux, contrastant avec la fraicheur nocturne …

Il était étrange de se dire, en les voyant ainsi, qu'ils s'étaient connus dans un contexte pour le moins bizarre. L'otage, la témoin. Et dire que maintenant ils étaient collègues. Leur lien ne cessait d'évoluer de manière inattendue. Qui aurait pu croire que Suzanne reverrait Lucas un jour ? Vu le nombre d'étudiants et de non-étudiants à Dartmouth, combien de pourcentage de chance y avait-il pour qu'ils bossent au même endroit ? Le destin, se disait-elle. Le destin. Tandis qu'elle lui racontait sa phobie du sang, elle vit que son expression changea. Elle-même était devenue pâle – plus que d'ordinaire – et avait un visage torturé. L'odeur du liquide tout chaud était encore présente dans ses narines mais il n'y avait plus aucun danger, elle était plus détendue. Il arborait un air surpris et incrédule, il la prenait pour une folle. Une fois son conte terminé et quelques mots échangés, elle le regarda avec un air d'excuse. Elle avait quasiment retrouvé son sourire naturel et joyeux et ses yeux pétillaient de nouveau.

« Désolée. Je ne sais même pas pourquoi je te parle de ça. Je n'aurai pas du prendre ce verre de Cosmo, il n'a pas un effet très positif ! » plaisanta-t-elle.

Elle n'en avait bu qu'un et il ne lui avait fait aucun effet. Mais elle devait expliquer tout ça par quelque chose de plausible pour un humain. Encore une fois, elle avait déballé son sac et raconté des choses qu'elle n'aurait pas du dire. Plus sa solitude se creusait et plus elle perdait le contrôle. Encore un peu et elle dirait ouvertement qui elle était... Non mais, où va-t-on ! La soirée s'était finie plutôt bien, et elle se réjouissait de s'être fait un nouvel ami. Elle dont l'isolement était pesant chaque minute de chaque heure de chaque jour. Cela semblait irrémédiable, et elle semblait destinée à vivre ainsi pour l'éternité. Le destin. Encore une fois. Il lui confessa qu'il vivait à la Réserve et qu'il n'avait jamais vu de loup là bas. Un large sourire – encore un ! - se dessina sur les lèvres de Sue. S'il savait... Il était loin de se douter de tout ce qui se passait sous son nez.

« Ah... je me répète mais je ne sais plus ce que je dis... et pitié, je sais que c'est déjà fait mais peu importe, ne me prends pas pour une folle. C'est juste que... les contes de ma mère sont tout ce qu'il me reste d'elle et de mon père. Et j'imagine que j'y crois parce que je veux continuer à entretenir ça... Ou un truc du genre. Enfin, je suis pas psy, quoi..., se justifia-t-elle avec un rire enfantin. Oublies ça... »

Encore un bobard. Un de plus. Pas si faux que ça, finalement. Mais pas totalement vrai non plus. Expliquant avec humour qu'il était persuadé de l'existence des alligators dans les égouts, Lucas ne se montra pas dur avec elle. Il tentait de lui dire qu'il n'y croyait pas un seul instant de façon douce et détournée. Elle le remercia intérieurement pour cela. Elle avait déjà assez honte comme ça. Comme une humaine aurait pu avoir honte à sa place. Car là, à ce moment précis, elle se sentait humaine. A rire avec quelqu'un qui se comportait normalement avec elle. Comme une fille de dix-huit ans – rectification : dix-neuf depuis une semaine – l'aurait fait avec un ami sur le trajet du boulot. Un peu de tendresse émana de son regard, elle lui était redevable de lui procurer ce sentiment : se sentir normale. Parler avec l'épicier, disputer le facteur pour s'être encore trompé de boîte aux lettres, discuter de tout et de rien avec les vendeuses des magasins... C'est tout ce qu'elle demandait. C'est tout ce dont elle avait vraiment envie. Mais elle était une immortelle et, au lieu d'entretenir ce genre de lien avec eux, elle leur courait après pour boire leur sang. Elle se détestait.

Lucas lui demanda son adresse. Elle resta silencieuse quelques secondes vampiriques (soit une demi-seconde humaine), songeant au fait qu'elle n'avait plus de chez elle depuis bien longtemps. Plus personne ne l'attendait dans son immense maison, froide et sombre – puisqu'elle ne prenait plus la peine d'allumer certaines pièces – et elle passait ses jours et ses nuits à lire, à fredonner et à regarder la télé. Depuis des années, qui ressemblaient plutôt à des siècles pour elle, son quotidien s'arrêtait à cela. Elle se plaignait d'avoir une vie barbante et – comme l'autre jour – s'il lui arrivait un truc hors du commun, elle se plaignait aussi d'être persécutée par le Destin. Autrement dit, rien ne lui convenait. Elle n'avait pas sa place ici. Ni ailleurs. Son sourire resta présent, même si ses pensées n'étaient pas à la fête et elle indiqua à Lucas la direction à suivre ainsi que l'adresse précise.

« Là, tu tournes à droite et après, au bout de cinq cent mètres, tu prends à gauche. Tu longes l'allée et ce sera la seule maison du coin. » ricana-t-elle.

En effet, elle n'avait ni voisin ni visite. Elle réalisa à quel point elle était plus seule que jamais. Mais elle était habituée et cela ne sapa pas son moral d'acier, qu'elle avait durci de décennie en décennie. La bâtisse blanche immaculée apparut devant leurs yeux. Le jardin semblait immense et démesuré, pour une personne uniquement. Se baissant pour récupérer son sac, elle empoigna la hanse tandis que Lucas en faisait de même, sûrement pour ne pas qu'elle oublie l'objet. Ce nouveau contact fut plus long et Sue eût le temps d'y réfléchir. Lucas était bouillant, comme fiévreux. Les humains et les vampires n'était pas à la même température, c'était indéniable. Mais Lucas n'appartenait à aucune des catégories. Il devait bien atteindre les quarante, quarante et un voire même quarante deux degrés. Quelque chose clochait chez lui. Rien de grave, selon elle, mais c'était certain. Elle le sentait différent des autres humains. Ouvrant la portière et adressant un signe amical de la main, elle lui répondit : « Bonne nuit, et sois prudent sur la route ! » avec un clin d'oeil complice avant de parcourir les mètres qui la séparait de la porte. Une fois qu'elle fut sûre qu'il était bien parti, elle pénétra à toute vitesse chez elle et monta les escaliers en trombe, abandonnant sur le chemin sa veste et ses chaussures avant de s'allonger sur son lit et de serrer un coussin contre sa peau laiteuse. Il lui restait encore huit heures avant de ressortir de sa tanière dite 'hype' et 'moderne' dont le retrait lui faisait plutôt un effet sordide et triste. Huit heures pour des humains, une éternité pour un vampire. Lorsque l'horloge indiqua une du matin pile, elle se mit à compter, compter, compter... 1, 2, 3, 4, […] 102543... jusqu'au petit matin. Un supplice de plus, encore une nuit passée à compter. Peut-être sa passion pour les sciences s'étaient entretenues par toutes ces nuits là. Celles dont la joie avait été si intense que les heures d'après lui paraissaient douloureuses. Celles qui ressemblaient à cette nuit, où elle n'avait cessé de s'interroger sur l'origine de ce Lucas, dont elle n'oublierait certainement pas le nom de sitôt.